— Le repas à la française n’est jamais aussi bien servi que lorsqu’il est confié à l’expertise italienne. Pendant près de 40 ans, Marino Legnaro a été la figure centrale du Central, cette table prisée du tout Dijon, où des affaires de toutes sortes se sont traitées entre la poire et un fameux charriot de desserts. Témoignage du maître d’hôtel, avec l’accent chantant.

S’il n’y avait pas eu la Dijonnaise Catherine pour l’extraire de sa Vénétie natale, Marino n’aurait peut-être jamais mis les pieds en Bourgogne. Il aurait même pu être géomètre, comme ses études le prédestinaient, à prendre les mesures qui s’imposent pour le bien des terres italiennes. Mais la curiosité est un joli défaut qui le pousse à travailler au gré des saisons à travers l’Europe, puis à officier en salle à la Rôtisserie du Chambertin, du côté de Gevrey. Quelques années plus tard, en 1979, l’homme de Padoue rencontre Alain Jacquier, l’homme qui entreprend. « Il venait d’ouvrir le Mercure dans le quartier Clémenceau, et voulait faire un lieu de rencontres entre le monde des décideurs et le tout Dijon. »

Son style sera placé sous le signe de l’élégance et de la discrétion, avec ce qu’il faut de décontraction pour mettre à l’aise un public comme aimait le mettre en scène Claude Sautet. Marino se fond naturellement dans ce genre de casting. Il devient le second d’un maître d’hôtel de référence sur la place dijonnaise, René Tuillon.

« Ça ne sortira jamais de là ! »

Ah, le métier de maître d’hôtel ! Il vous habille de la tête aux pieds, vous poursuit du soir au matin. « Quand vous êtes marqué de la sorte, vous ne faites plus rien d’autre », témoigne sans regret celui qui occupera ce poste au Central, place Grangier, de 1985 à 2013, quand sonnera l’heure de la retraite. La table du Central, que l’on va chercher au fond de l’hôtel éponyme, a dès le début trouvé clientèle et sa position dans la société locale. Marino y est pour beaucoup. Tout comme la cuisine servie, avec des plats de haute tradition bourgeoise, de bons vins et un fameux charriot de desserts. Sans oublier, c’est d’époque, le pousse-café qui permet de sceller les unions, célébrer les accords et se promettre fidélité. C’est une époque différente, où les convives sont vissés à table, totalement exposés au va-et-vient du maître d’hôtel qui sera muet comme une tombe, complice sans jamais franchir la ligne jaune que lui confère son statut. « Notre métier est très attaché à la hiérarchie, chacun à sa place ! Le maître d’hôtel sait qui est qui, il connaît les gens, peut être leur confident, mais ça ne sortira jamais du restaurant. »

Des confidences, Marino a en a mis des tonnes sous la cloche de ses plats. « On venait au Central pour officialiser une décision, avec l’assurance d’être placé au bon endroit. Il m’appartenait de veiller à ce que les tables soient agencées en fonction des sensibilités de chacun, à ne pas mettre deux avocats côte à côte, ni deux banquiers d’ailleurs… » Sans parler des affaires plus personnelles, qui demandent encore plus de discrétion. La cuisine fait alors le liant de tout ce grand théâtre permanent. À juste titre car « le Central a toujours été connu pour ses produits de qualité et une carte intemporelle ; on y suit une ligne directrice, pas les guides ». Jambon entier, veau et cochon de lait, poulet à la broche, turbotin fumé, sole meunière, « un petit salé aux lentilles s’il le faut »… L’établissement n’aime pas les surprises, tout comme sa clientèle, mais il régale.

De grandes décisions ont été prises ici. Certains grands groupes pharmaceutiques y ont établi leur stratégie, Amora y a signé son implantation, d’improbables alliances y ont été conclues. Comme lors de cet épisode mémorable où Jean-Pierre Soisson, pour conserver la présidence de la Région en 1998, avait été contraint de composer avec le FN. Des vertes et des pas mûres, il en a vu Marino. Il s’en amuse encore, faisant au passage le constat que « le plat préféré des politiques a toujours été le steak haché, quand certains directeurs de banque étaient plus foie de veau ». On évitera de se laisser aller à une dangereuse analyse !

Le Central rénové

C’est ici aussi que des couples se font et se défont, que chaque directeur nouvellement nommé se doit d’être pour avoir les codes de la ville. Le Central, comme son nom l’indique, est central. Et le personnage central du Central, comme son métier l’impose, c’est le maître d’hôtel. Marino a vécu tout cela avec ferveur. Quand il s’agit de découper un poisson en direct devant le client, ou de commenter la trentaine d’AOC qui composent le plateau de fromages (autre fierté du lieu). Une forme de respect mutuel s’installe.

Marino et Catherine ont eu deux filles. Et une vie 100 % dijonnaise. Sept ans après avoir rendu son tablier, Marino a gardé en lui cette élégance naturelle doublée d’une délicatesse faussement naïve, qui lui permet de raconter les choses les plus sensibles sans les trahir, mais sans les brusquer non plus. Son accent chantant apporte une pointe de vivacité à l’affaire.

Les temps ont changé depuis le début des années 2000. On « perd » moins de temps la serviette au cou, comme on le faisait avant. Faut-il le regretter ? La superbe rénovation du Central, teintée de bon goût et de nostalgie, feutrée et chaleureuse, pourrait le laisser supposer. Une fois encore le Central suit sa voie, pas celle des bien-pensants. Son rajeunissement, il est vrai, a fait du bien aux irréductibles adeptes d’un repas à la française bien dans son assiette. Cela enchante l’ancien maître d’hôtel qui voit que son établissement, celui d’une vie, a conservé son âme tout en vivant dans son époque. 

Quant à la cuisine, orchestré par le chef Ralf Mestre depuis quinze ans, elle se fiche toujours des guides. On y va pour manger des huitres fines de claire, l’incontournable terrine de foie gras IGP, le filet de daurade royale à la plancha et au beurre blanc, le ris de veau poêlé aux châtaignes, noisettes et vermouth… Autant de bonnes raisons d’y revenir, sans se laisser abattre par la situation et avec un régulier « Je vous souhaite une bonne continuation » entre deux plats !    —