— Avant de devenir l’un des plus grands sommeliers du monde, l’adolescent Gérard Margeon s’y rendait avec sa « mob » pour y faire des extras. L’acteur Éric Laugérias s’étonne toujours, quant à lui, de s’y voir en hologramme, dans la peau et la bure de Dom Goblet guidant les visiteurs. Rencontrés un jour de Tastevinage, tous deux confient leur amour du château du Clos de Vougeot.

Le silence forcé du cellier, où se tiennent habituellement les incomparables chapitres rabelaisiens, avec parfois près de 600 convives en nœud pap et robes de soirée, a plongé les membres du grand conseil dans une réflexion en profondeur. Une réflexion qui n’est pas sans rappeler les origines de la confrérie, dans un autre contexte de crise. Dans les années 30, le vin se vend mal en effet, il reste dans les caisses. Des vignerons bien inspirés ouvrent quelques flacons dans une cave de Nuits-Saint-Georges. Dommage, ce breuvage est divin et mérite mieux. Ils décident alors d’en offrir à des VIP parisiens et à la presse, pour en faire des prescripteurs. Géniale intuition. Une nouvelle forme de relations publiques est née. Elle deviendra ce que l’on sait.

Avec 12 000 chevaliers et des commanderies réparties dans les cinq continents, l’influence internationale de la confrérie n’est plus à démontrer. À New York comme à Tokyo, à Moscou comme à Dakar, on est fiers d’en être. Le ban bourguignon survivra à tout ça, il n’a pas fini de résonner, coronavirus ou pas. 

Gérard Margeon, sommelier du groupe Ducasse © Bénédicte Manière

La « mob » de Gérard

Au château du Clos de Vougeot, la confrérie ne se contente pas de festoyer. Elle fait déjà la promotion des vins de Bourgogne. Le Tastevinage labellise en moyenne moins d’un flacon sur trois parmi ceux dégustés. Il est une arme stratégique dans la conquête des marchés. Les « tastevineurs » se sont retrouvés deux fois en 2020, bien moins nombreux qu’avant, mais triés sur le volet, distanciation sociale oblige. Seuls face à leur table, les dégustateurs sont donc seuls face à leur décision. Gérard Margeon applaudit des deux mains. Le grand chef sommelier du groupe Ducasse, fidèle parmi les fidèles, apprécie cette petite révolution contrainte : « Je pratique le Tastevinage depuis très longtemps, j’ai vite compris que c’était aussi parfois une petite lutte d’influence entre les membres du jury, mais cette nouvelle formule change la donne. J’adore ! »

Gérard Margeon est un authentique Beaunois né aux Hospices. Plus AOP que lui, tu meurs. Son père exploitait une ferme sur la route de Seurre. « Une fois par an, il mettait sa cravate, c’était pour recevoir le vendeur de produits phytosanitaires, se souvient-il amusé. Pour moi, dans ma jeunesse, c’était normal. » Mais son adolescence le conduira vers d’autres chemins. Catherine Doré, l’une de ses profs du lycée hôtelier de Semur-en-Auxois, l’embarque un jour avec ses camarades de classe dans une visite des prestigieux domaines Trapet et Rousseau à Gevrey-Chambertin : « Je tombe alors sur des paysans qui me parlent de respect de l’environnement. » C’est la révélation. Le jeune garçon connaîtra désormais sa voie. Embauché à l’hôtel de la Cloche à Beaune, il assure des extras au service à Vougeot les soirs de chapitre. « Dans le cellier, le sol était fait de gravier, quand je rentrais chez moi, avec ma mobylette, en plein hiver, j’avais encore la poussière de gravier dans mes chaussures… »

Depuis, Gérard Margeon a fait une immense carrière, sans se défaire « d’un respect inconditionnel pour l’ordre cistercien, pour la fabuleuse trilogie qui rassemble Cîteaux avec les châteaux de Gilly et Vougeot ». Il n’est plus ce jeune homme qui débarque avec sa « mob », mais l’invité de prestige, le président de séance parfois, avec une place réservée devant l’entrée du château du Clos de Vougeot. Pourtant, il pénètre les lieux avec la même ferveur. « C’est un endroit qui me fait du bien. » Le sommelier globe-trotter sait répandre la sainte parole bourguignonne, y compris dans les caves du groupe Ducasse qu’il remplit à moitié de bourgognes. « Il faut dire que le vigneron bourguignon est hyper respecté. Partout dans le monde, on le considère comme un jardinier. » Ce dernier n’a pas vraiment le choix non plus : « La Bourgogne ce n’est pas seulement le sol, c’est tout un écosystème, c’est le goût du lieu ».

Éric Laugérias, dont on retrouve l’hologramme grimé en moine cellérier. Par ailleurs au côté d’Arnaud Orsel, l’intendant général de la confrérie des Chevaliers du Tastevin. © Bénédicte Manière

Dom Goblet boit du petit lait

Pas très loin de Gérard, un personnage aux yeux joyeux boit du petit lait (autant que du pinot) en l’écoutant. Il déguste les propos du sommelier sur le destin des grandes maisons beaunoises, sur ce soleil qui change la donne, sur ce bel avenir qu’on prédit au voisin beaujolais… Cet homme curieux de tout a lui aussi une place permanente à Vougeot. Son clone est exhibé dans la cuverie du château. À la manière d’un certain homme politique battant campagne, Éric Laugérias a enfilé une robe de bure avant de se laisser enfermer dans un hologramme. Mais ne « Mélanchon » pas tout comme dirait le grand Maître de la confrérie, l’acteur n’a pas signé pour entrer dans les ordres, il a accepté d’incarner Dom Goblet… « en échange de quelques bouteilles tastevinées ». Il est le guide spirituel et virtuel des visiteurs du château du Clos de Vougeot. Ce cachet versé en liquide ravit l’acteur. « Je suis devenu moine cellérier complètement par hasard, Arnaud Orsel, l’intendant général de la confrérie, a été l’un de mes élèves en stage de théâtre – il a d’ailleurs un vrai sens de la comédie – et quand il m’a proposé ce rôle, j’ai accepté de jouer Dom Goblet à ces conditions aussi savoureuses. »

La carrière d’Éric Laugérias n’attendait pas cette opportunité pour se remplir. Son CV rappelle qu’il a côtoyé Jean Marais et Jérôme Savary, créé et animé Zérorama avec Karl Zéro, ou encore joué une trilogie pagnolesque entre les immenses Jacques Weber et Francis Huster. Tout n’est pas forcément construit sur l’ambition d’une carrière. « Ce frère cellérier sur lequel je me suis renseigné, le dernier de Cîteaux avant la Révolution, avait quelque chose de fascinant. Dom Goblet prêchait un converti, mais il a renforcé ma foi en la Bourgogne. » 

Une bouteille en cave

Le rapport au vin de l’acteur avait pourtant mal démarré : « Ma famille, d’origine charentaise, avait un penchant naturel pour le bordeaux ! » Fort heureusement, « j’avais un de mes grands-pères qui aimait les vins de l’Est, dont les bourgognes. J’ai donc le souvenir de quelques jolis chassagnes et pommards bus à Noël, même si je n’avais droit qu’à un fond de verre ». Mais déjà de quoi se faire le palais. Adepte de la cave en flux tendu, comme beaucoup d’entre nous, Éric Laugérias s’imagine bien revenir dans le secteur pour d’autres expériences du même acabit. Il garde ainsi un excellent souvenir du tournage d’un épisode du Sang de la vigne, avec cet autre inconditionnel de la Bourgogne qu’est Pierre Arditi. « Je jouais le patron d’un relais-château près de Beaune (ndlr, dans la vraie vie, Jean-Louis Bottigliero, propriétaire de l’Hostellerie de Levernois), alors qu’un personnage central de l’histoire meurt en plein chapitre au château du Clos de Vougeot… » Drôle d’affaire. Mais, après tout, ce n’est qu’une fiction !

Celui qui est aussi scénariste et réalisateur ne semble pas contre l’idée de creuser un peu plus l’histoire de Dom Goblet. À la manière de ses compères dijonnais, les Astier, à qui l’on doit la désopilante série Kaamelott, on imagine bien une mini-série construite autour de sa vie monastique. « Je n’ai plus qu’une bouteille de Vougeot premier cru en cave », reconnaît Éric. On sait donc déjà quoi négocier si l’on veut avoir une chance de voir la suite des aventures du moine cellérier. Avec des anachronismes parmi les plus improbables. Comme un Gérard Margeon chevauchant sa « mob » pour secourir les moines face à la menace révolutionnaire ?    —